dimanche 19 avril 2015

FINCH'HAN DEL VINO !


Difficile de programmer Don Giovanni de Mozart, tant les versions légendaires abondent au disque comme sur scène. Se mesurer avec un tel mythe de la musique peut offrir le meilleur comme le pire et l’on a vu des mises en scène tenter des modernisations inabouties ou affreuses, rarement bonnes ou des classicismes pauvres ou de mauvais aloi lorsqu’ils marquent une absence de projet ou une volonté de ne prendre aucun risque. La générale de ce soir nous préparait au festin de pierre qui sera servi en alternance avec L’Etoile de Chabrier comme spectacle de fin d’année, dans une répartition alerte des tâches, le drama giocoso d’une part et le giocoso seul de l’autre, même si les excès du Roi Ouf 1er ne sont pas sans rappeler, de loin en loin, ceux d’un Don Giovanni.
La direction de cette nouvelle production du chef-d’œuvre de Mozart était confiée à Kenneth Mongomery, chef né à Belfast, qui a appris son Mozart dans le style de Glyndebourne avec les meilleurs, Sir Adrian Boult, ou Sir John Pritchard (sourtout) pour les anglais, Sergiu Celibidache pour le surplus. Sa direction est vive, alerte, les silences bien tenu, allongés, pour donner du souffle, du rythme à l’action. Le chef assure lui-même les continuos, ce qui donne une grande homogénéité à son interprétation et nous présente des récitatifs particulièrement réussi, partie intégrante de l’action et non temps morts entre deux moments musicaux. C’est nous rappeler que seul sans doute Mozart, avec Strauss peut-être, a su à ce point maîtriser la dimension purement théâtrale de l’opéra. Des récitatifs ainsi joués sont de purs moments de théâtres,  de ceux qui permettent aux artistes de n’être pas que chanteurs mais de se faire acteurs aussi. Cette dimension n’est pas sans évoquer la conversation en musique que sera bien plus tard le Capriccio de Richard Strauss.
La mise en scène est entre les mains de notre compatriote Marthe Keller, actrice et metteur en scène qui connaît de très beaux succès à l’opéra, depuis des Dialogues des carmélites de Francis Poulenc à l’Opéra du Rhin il y a dix ans ou un premier Don Giovanni au Metropolitan Opera de New York en 2003. A la lire dans Le Temps du 7 décembre, Marthe Keller déclare : «J’ai lu presque tout ce qui existe sur Don Giovanni. On a tout dit sur lui, qu’il cherche sa maman, qu’il est homosexuel. Je n’en peux plus de cette psychologie à deux francs cinquante. On ne peut pas analyser un homme qui n’existe pas» ! Alors que faire de cet homme qui n’existe pas mais est pourtant si présent, non seulement sur scène, mais dans le mythe populaire ? «J’ai cherché à limiter autant que possible la misogynie du livret. Je ne voulais pas qu’Anna ou Elvira paraissent faibles ou ridicules. C’est pour ça que mon Don Giovanni n’est pas un coq ou un play-boy, ce qui aurait fait paraître les femmes bêtes. Au contraire, il est très sûr de lui, tellement apolitique, athée et révolutionnaire qu’il n’a pas besoin de faire la révolution. Je trouve l’intelligence très sensuelle chez un homme». Sans retomber dans les pseudos analyses psychologiques faciles, Marthe Keller reconnaît néanmoins une certaine ambiguïté chez son personnage : «Don Giovanni a un côté très féminin. Il aime séduire, c’est un maître des préliminaires. A l’époque, pourtant, c’était les femmes qui courtisaient, les hommes ne le faisaient pas». Elle pourrait alors comme beaucoup – c’est très à la mode dans l’art dit moderne – se limiter à une approche conceptuelle : «Non! Les concepts empêchent le chant d’exister. Si on place l’action dans un jardin zoologique ou la salle d’attente d’un hôpital psychiatrique, on n’écoute plus, on regarde, on observe. La musique se noie. Ce qui est très difficile dans cet opéra, c’est qu’il n’y a pas d’histoire. On peut couper la partie centrale, la mettre au début, à la fin, ça ne change rien. C’est un peu un catalogue de sketches dans les dernières vingt-quatre heures de la vie d’un séducteur». Et Le Temps de relever chez Marthe Keller « un plateau zen, nu, qui cite volontiers Patrice Chéreau et file l’œuvre comme d’une seule traite. Les scènes s’enchaînent comme les conquêtes, sans qu’on s’en aperçoive ». Cette référence à Chéreau est juste et l’expérience du cinéma n’est sans doute pas étrangère au ton toujours juste trouvé pour chaque détail de la partition. Elle sait son Don Giovanni sur le bout des doigts, nous le montre sans nous l’imposer, avec simplicité, humilité, se plaçant au service de l’œuvre et non dans l’expression de son égo.
Deux chanteurs se partagent le rôle titre, Ildebrando D’Arcangelo pour deux soirs, les 14 et 19 décembre, qui n’est plus à présenter dans ce rôle dont il a la voix et le physique. Ce soir de générale, c’était Pietro Spagnoli qui endossait le costume du séducteur. C’est également un habitué des rôles mozartiens et de celui-ci en particulier, dans lequel la critique l’a salué un peu partout et qui lui permet ce soir de compter parmi les notables interprètes de ce rôle, avec, faut-il le souligner, les avantages d’un physique qui convient lui aussi à l’image que l’on peut se faire du sémillant hâbleur, la quarantaine rugissante, alignant les conquêtes grâce à sa belle gueule et son sourire charmeur. C’est aussi un portrait riche, qui va chercher Don Giovanni entre le Maréchal de Richelieu et Lord Byron, entre le réel et le romantique, mais d’un classicisme toujours de bon ton. Veule comme il doit l’être, non dénué d’humour, de grandeur, de peur, de sensualité. C’est un sybarite qui a vécu pleinement sa vie sans se soucier de son salut, misant sans doute un peu là sur le pari de Pascal. Le timbre est riche, les nuances sont là, dans les parlers comme dans le chant et il y a une montée en puissance jusqu’à la fin grandiose où il passe de l’autre côté du miroir et l’on sentait encore qu’il avait des réserves pour les soirs de première.
Les dames ne sont pas en reste et il faut ici avant tout saluer la prise de rôle de Diana Damrau en Dona Anna, qui joue avec aisance des rôles de coloratures aux plus lourds, Dona Anna ce soir et plus encore l’an passé Gilda dans le Rigoletto de Verdi. Après des débuts remarqués à New York en 2008, où elle remplaça au pied levé Anna Netrebko, enceinte, dans le rôle titre de Lucia di Lamermoor de Donizetti, elle se lance ce soir dans un rôle qu’elle n’avait abordé auparavant qu’en récital. Cette artiste couronnée du titre de chanteuse de l’année 2008 par le très respecté magazine germanique Opernwelt nous a ce soir donné la mesure de tout son talent. A la voir dans ses photos de présentation, l’image qui vient immédiatement à l’esprit est celle d’une Carry Bradshaw de Sex and the City, et c’est assurément un peu court, car elle n’a pas l’inconstance qu’elle laisse à sa rivale Donna Elvira, mais cette force féminine qui lui permet de résister aux avances si prégnantes du fauve séducteur. Elle présente ici un charme et une élégance qui justifient pleinement que Don Giovanni en fût tombé éperdument amoureux au point de tout tenter pour la conquérir et qui ne se limitent aucunement à une plastique avantageuse, alliant à celle-ci une présence scénique formidable – elle brûle littéralement les planches – et une forme vocale étincelante, Or sai chi l’onore très expressif et pour elle encore, des moments de récitatifs d’une telle éloquence que l’on oublierait presque que le Sprechgesang n’est pas l’invention de Mozart !
La Donna Elvira de Serena Farnocchia et le Don Ottavio de Christoph Strehl complétaient les premiers rôles, sans être à leur niveau. Elvira est de celle qui plaisent sur scène un soir mais que l’on oublie rapidement, qui chante le rôle sans le marquer – n’est pas Lisa Della Casa ou Joan Sutherland qui veut… Ottavio n’est pas ce soir un ténor mozartien au sens que Léopold Simoneau ou Anton Dermota ont donné à ce rôle, c’est un ténor plus grave, presque un baryton martin, ce qui lui donne une certaine noblesse qui n’est pas sans le rapprocher de Don Giovanni, dans des postures moins axées sur les contraires qu’habituellement. En contrepartie, il peine un peu sur l’aigu et son Il moi tesoro intanto est forcé, pas toujours très juste.
Le Leporello de José Fardilha est excellent, naturel, pas surjoué comme trop souvent, attaché à son maître tout en souhaitant pouvoir s’en séparer, pas fâché finalement de sa disparition, il est constamment lucide sur tous les personnages du drame, y compris lui-même.  Le Masetto de Nicolas Testé, jeune, attachant, emporté et un peu douillet, qui défend sa Zerlina avec fougue contre les avances du monstre qui la tente, non sans courage et un brin de forfanterie, est assez bon et gagnera certainement en qualité au fil des représentations. Sa Zerlina est par contre le maillon faible de la distribution, une faute de goût presque qui dépareille le plateau, tant Rafaella Milanesi semble plate avec sa voix sans puissance, son timbre rêche, qui ne lui offrent aucune souplesse, aucune fraîcheur. L’on eût presque pensé à l’entendre entrer sur scène que Don Giovanni allait lui préférer Masetto…
Enfin, le Commendatore de Feodor Kuznetsov est maigrelet, décharné, sans le charisme nécessaire à faire trembler Don Giovanni, mort et bien mort en somme, de ceux qui ne nous feraient pas nous relever pour l’entendre à nouveau.
10 décembre 2009
Le lien vers le Grand Théâtre de Genève :
Le lien vers les artistes du concert :
 Le lien vers l’article cité dans Le Temps du 7 décembre 2009 :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.