dimanche 20 juillet 2014

UN NOM POUR L’ETERNITE


Six concerts pour une intégrale des Quatuors à cordes de Beethoven, voilà une performance qui en soi porte les marques du courage au sens où Nietzsche l’entendait, c’est-à-dire d’aller tout à la fois vers le plus grand risque et la plus grande réussite. Le Quatuor Hagen est de ceux qui pouvaient tenter et réussir une telle synthèse sur la scène du Mozarteum de Salzbourg. Comment présenter une telle somme, dans quel ordre donner ces œuvres dont la composition parcourt la vie entière de Beethoven, du premier publié en 1799, au dernier en 1826 ? Doit-on suivre un ordre chronologique, donner ensemble les six quatuors de l’opus 18 ou les trois de l’opus 50, adopter une présentation qui tienne compte des périodes créatrices ou des tonalités principales, tenir compte évidemment de la durée des concerts. Il est usuel de voir trois périodes dans ces œuvres, de jeunesse, médiane et tardives, même si elles ne disent pas tout. En faisant le choix de donner à entendre à chaque fois des œuvres de périodes différentes, le Quatuor Hagen offrait aussi la possibilité d’entendre l’évolution de l’écriture, d’offrir une compréhension globale de l’œuvre en présentant la synthèse d’une vie de travail, celle du compositeur comme des musiciens.
Nous avons assisté aux deuxième et quatrième soirées. La première nous offrait le grand écart entre le premier quatuor de l’opus 18, de 1799, premier de ceux publiés par Beethoven, et le dernier, le seizième, opus 135, vingt-sept ans plus tard, puis, après l’entracte, le premier de l’opus 59, dit Razumovsky, de 1806. Si trois périodes l’on peut distinguer dans la composition de Beethoven, elles nous étaient toutes trois offertes ce soir là, mais un tel échelonnage apparaît irrémédiablement réducteur. Du génie de Beethoven il y avait là une quintessence, de l’un à l’ultime, qui ne laisse pas penser que l’on se trouvât de quelconque façon face à une tentative de jeunesse mal contrôlée avant une virtuosité enfin trouvée. Il y a maîtrise du genre par Beethoven dès le premier essai transformé. En 1799, Mozart est certes mort depuis huit ans, mais Haydn a encore dix ans à vivre. Ces deux figures tutélaires du genre apparaissent immédiatement assimilées, dépassées par Beethoven qui révolutionne et porte au sommet un genre qu’il s’approprie pleinement et développe sans relâche sur de nouveaux chemins. Comme le soulignait Bernard Fournier dans son Histoire du Quatuor à cordes, « Avec Beethoven et le cycle de ses quatuors, nous abordons une expérience particulièrement fascinante parmi toutes celles que nous propose l’histoire d’un genre qui en est prodigue. Par ses enjeux, l’exigence esthétique dont il témoigne à chacune de ses étapes et sa portée spirituelle, cet ensemble d’œuvres constitue une des manifestations les plus impressionnantes du génie humain et un des exemples les plus achevés du pouvoir de la pensée au service de la création artistique comme expression, à travers l’écriture musicale, des questions fondamentales et au sens propre qui hantent l’humanité ». Il ajoute : « Musicalement, après Haydn génial artisan, Mozart miraculeux enchanteur, le jeune Beethoven apprenti sorcier du classicisme va s’affirmer dans sa dimension critique, lui fournissant un terrain d’expériences illimitées à poursuivre ».
Il y a chez Beethoven une personnalisation extrême des quatuors, qui apparaît dès l’opus 18 et s’accentuera jusqu’au terme de l’opus 135, des interconnexions aussi, entre les pièces d’un même opus, notamment les trois Razumovsky, mais à distance plus grande également, des derniers quatuors vers l’Opus 18 en retour, particulièrement mis en valeur en présentant à la suite, ce 18 août 2013, le premier et le dernier, l’alpha et l’oméga d’un parcours exceptionnel. Comme le rapportera en 1810 Bettina Brentano dans une lettre à Goethe, aux yeux de Beethoven, la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie, la seule capable d’exprimer l’âme humaine, que ni la peinture ni la poésie ne peuvent atteindre aussi profondément. Dans ses quatuors plus qu’ailleurs dans on œuvre, il y a le message de l’âme du compositeur. Dans ce panorama somptueux (l’expression est de Bernard Fournier), l’Opus 18 offre l’émergence de la pensée de Beethoven. Le premier est le plus ample et le plus ambitieux. Il y a dans le matériau de ce premier quatuor l’esquisse des solutions trouvées plus tard dans la Cinquième Symphonie, la projection dans le temps d’un matériau concentré, qui légitime dès l’abord le discours d’une grande forme.  
A l’opposé du spectre, le seizième et dernier quatuor est dans la même tonalité que le premier, ce Fa majeur qui est aussi celui des adieux de Mozart (K590) et de Haydn (Opus 77 N°2) au genre. Tournant le dos à tout ce qu’il avait mis en œuvre dans l’Opus 131, Beethoven revient avec ces dernières pages aux sources les plus traditionnelles de la sonate dans une œuvre de petite dimension. Si Stravinsky lui trouvait le souffle court, ce dernier quatuor contient une puissance expressive particulière du fait de la juxtaposition de styles extrêmes, aussi bien dans son architecture d’ensemble qu’au sein de chacun des mouvements. Beethoven se remet en question et réinvente le genre, Diabolus in melodia. C’est sur les ombres menaçantes de la réponse à la question lancinante Muss es sein ? que se termine la coda de ce dernier chef-d’œuvre. Ja, es musste sein.
En deuxième partie de ce premier soir, le septième quatuor, premier de l’Opus 59, Razumovsky, apparaît d’un lyrisme solaire et constitue un véritable événement dans l’histoire du genre car il explore en chacun de ses quatre mouvements un univers musical plus vaste et foisonnant, un ton nouveau, une forme d’éloquence jusqu’alors étrangère au genre qui laisse l’auditeur repartir la tête ouverte sur l’humanité.
Au deuxième soir, la quatrième soirée du cycle, nous allions des troisième et cinquième quatuors de l’Opus 18, en première partie, vers le douzième quatuor de l’Opus 127, dans un second grand écart entre les premières et les dernières compositions du genre par Beethoven. L’Opus 18/3 est en fait le premier des quatuors écrits par Beethoven et marque d’emblée sa volonté de prendre ses distances avec les habitudes du quatuor classique. En choisissant de placer avant lui dans leur publication deux pièces plus orthodoxes, Beethoven préparait l’entrée dans un genre nouveau. L’Opus 18/5 revient lui sous l’œil de Mozart et est composé juste après le deuxième qui, lui, était résolument tourné vers Haydn. C’est le La majeur du Quatuor K464, dont il adopte le profil tonal, l’organisation métrique, les caractérisations de tempo et l’architecture d’ensemble. Nulle imitation pourtant dans cette œuvre. Avec L’opus 127, c’est l’apogée du lyrisme beethovénien, qui ouvre la série des derniers quatuors. Moins spectaculairement révolutionnaire que les Opus 130, 131 et 132, Bernard Fournier écrit que « son équilibre apollinien en fait une sorte d’Ange au sourire dont la douceur des traits et l’énigmatique beauté sont le fruit d’une inspiration lumineuse et d’un ‘métier’ souverain qui cache ici la dimension expérimentale de l’écriture, pourtant tout aussi prégnante que dans les quatre autres quatuors de cette période ».
Le Quatuor Hagen est d’une cohérence extrême, d’une tension soutenue, d’une vision globale, d’une esthétique cohérente. Il rend pleinement justice à l’entier de l’œuvre de Beethoven, au service de l’œuvre, présentée dans une rigueur d’expression qui marque la plénitude atteinte par une formation qui marque ainsi son trentième anniversaire.
18 et 21 août 2013

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