dimanche 20 juillet 2014

LA SOUFFRANCE DE L’HUMANITE PREND UNE NOUVELLE DIMENSION


Il est toujours audacieux de programmer une œuvre telle que Die Soldaten, de Bernd Alois Zimmermann, aux difficultés presque inhumaines tant pour l’orchestre que pour les chanteurs, peut-être davantage encore pour ceux-ci. Comme le relevait Bernhard Kontarsky, « Lorsque vous lisez les parties de chant, vous ne voyez tout d’abord qu’un graphisme de notes musicales complexe, très abstrait, très élaboré. Seule une lecture minutieuse, ou mieux encore, une lecture correcte permet de constater que Zimmermann a composé des personnages, des rôles de théâtre, de ‘véritables’ parties d’opéra comme il le dit lui-même. La page musicale n’est pas une aide, elle irrite plutôt ». La réputation de cet opéra a longtemps été d’être plus difficile que Wozzeck, d’Alban Berg, voire franchement injouable. Il est vrai que l’on est très certainement tout d’abord impressionné par la densité du texte et de la facture musicale, au point de l’apprécier difficilement à la première découverte. Au disque notamment, lorsque la dimension scénique manque, l’approche est, il est vrai, des plus ardues, bien plus que celle de Wozzeck.
Ecrite d’après la pièce éponyme de Jakob Michael Reinhold Lenz, c’est, d’après les propres termes du compositeur, la manière dont, dans une situation qui a valeur d’exemple, par la constellation fatidique des caractères et des circonstances, des êtres humains, comme on peut en rencontrer de tout temps et chaque jour, dans le fond innocents, sont détruits. Lenz (1751-1792) est une précurseur du Sturm und Drang, menant après une rencontre avec Goethe une vie d’errance, qui sombre dans la folie et meurt à Moscou, auteur de comédies de mœurs très critiques. Georg Büchner en fit le sujet d’une nouvelle sobrement intitulée Lenz, en 1839. Partageant le destin tragique de Lenz, Zimmermann a mis fin à ses jours le 10 août 1970, cinq ans après la difficile création de Die Soldaten à Francfort.
C’est l’aspect intemporel, exemplaire du sujet, qui a intéressé Zimmermann. En ce sens, c’est la « forme sphérique du temps », concept énigmatique généralement associé à la musique de Zimmermann, qui vient à l’esprit. Carl Dalhaus l’expliquait en ces termes : « L’idée d’une ‘forme sphérique du temps’ est née de la résistance contre l’oppression de la représentation banale qui veut que le passé soit mort et accompli, le futur incertain et le présent une étroite frange de réalité séparant l’une de l’autre deux non-réalités. A la conception habituelle du temps qui était pour eux un cauchemar, des philosophes comme Schelling, Schopenhauer et Bergson ont opposé l’idée d’un temps intérieur qui n’est pas un moment ponctuel du présent qui sombre dans le non-être l’instant d’après, mais un présent vécu, l’expérience d’une vraie réalité dans laquelle il n’y a ni avant ni après. (…) La perception de la musique – prise dans un sens tout à fait banal – montre que l’unité du passé et du présent, que l’on nomme forme musicale, est associée à une abstraction esthétique du temps-espace : si un déroulement musical est perçu – dans une simultanéité apparente – comme un toute, le temps mesuré est alors annulé ». Position philosophique plus qu’esthétique d’un compositeur se décrivant volontiers comme un mélange typiquement rhénan de moine et de Dyonisos, appréhendant dans le jazz une ivresse fascinante, complétant des études approfondies d’Aristote, de Platon et de Saint-Augustin, mais aussi de Bergson, Husserl ou Heidegger, des systèmes philosophiques dans lesquels s’exprime la différence fondamentale entre temps chronologique et temps vécu dans un concept critique. Joyce, Cervantès, Dostoïevski ou Jarry aiguiseront sa curiosité. L’art de Magritte, Max Ernst ou Paul Klee l’enflammeront. Frontalier traversant les avant-gardes vers le concept de réalité musicale, sous la forme de somme de tous les actes de composition musicale. Il précisait : « Le concept actuel de style n’a, en revanche, plus sa place. Il nous aurait fallu avoir le courage de reconnaître que, face à la réalité musicale le style est un anachronisme ». Il y a dans la partition de Die Soldaten des éléments de jazz, des citations triviales de marches militaires ou de chorals de Bach, de chansons populaire ou même de passages du Dies Irae, sinon même simplement du bruit concret.
Lieben, hassen, sterben, zittern,
Hoffen, zagen bis ins Mark.
Ach, das Leben wär’ein Quark,
Tätest du es nicht verbittern.

La souffrance de l’humanité prend une nouvelle dimension dans ce drame de la guerre, des guerres révolutionnaires de Lenz à l’expérience insondable de la deuxième guerre mondiale vécue par Zimmermann sur le front de l’est, dont on retrouve les horreurs dans une fresque musicale dévastatrice. A Lille, chez Wesener, marchand d’articles de mode, ses filles, Marie et Charlotte, sont occupées à écrire ou à d’autres ouvrages. Marie semble tombée amoureuse du jeune Stolzius. Chez lui, à Armentières, celui-ci se plaint de maux de tête comme d’un chagrin d’amour. Des officiers s’amusent à boire à Armentières, accusés de semer la discorde entre Stolzius et Marie, qui devient malgré elle, malgré lui, une putain à soldats. Des soldats finissent par passer dans la rue alors que le vieux Wesener se promène le long de la Lys lorsqu’une femme lui demande l’aumône. Se sentant importuné, il la renvoie s’adresser aux militaires. Il n’a pas reconnu sa fille qui s’affaisse sur le sol en pleurant.
Les Wiener Philarmoniker ont toujours été fabuleux dans une fosse d’orchestre, à l’opéra. Ils sont capables de tout créer, de tout décrire avec une virtuosité et une richesse d’imagination qui leur permet de réaliser toutes les attentes de chefs aux exigences les plus diverses, dans des œuvres de toute nature. Répartis en trois parties, les nombreuses percussions de droite et de gauche, de part et d’autre de la scène, le reste de l’orchestre en fosse, la spatialisation du son est superbe autour de l’action scénique. Le travail du chef, Ingo Metzmacher, et de son assistant, Michael Zlabinger, est phénoménal de précision et d’amour de cette partition difficile.
Alfred Muff en Wesener, et Laura Aikin en Marie forment les vraies valeurs d’une distribution nombreuses au sein de laquelle il faut également rendre hommage aux interprétations de Tanja Ariane Baumgartner en Charlotte et de Cornelia Kallisch, la vieille mère de Wesener. Très applaudis à juste titre, ces chanteurs ont livré des prestations parfaitement maîtrisées de rôles particulièrement difficiles aux lignes peu chantantes.
Côté mise en scène, le travail d’Elvis Hermanis est de toute beauté. Revenant à l’histoire des lieux, la Felsenreitschule, les chevaux étaient présents dans un manège en arrière plan. L’idée de faire traverser la scène par Marie en funambule représente parfaitement ce lent déplacement du rôle au-dessus du vide de la souffrance humaine. Les lumières de Gleb Filshtinsky étaient superbes, dans leur froideur, mettant en relief le côté blafard d’une déchéance annoncée. Merveilleux spectacle présenté en coproduction avec la Scala de Milan.
5 septembre 2012


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