dimanche 20 juillet 2014

LA COMEDIE COMME IDEE DU DRAME


Hésitant entre la qualification d’un songe d’une nuit d’été façon Bidermeier et celle d’une comédie comme idée du drame, le programme de cette soirée salzbourgeoise identifiait ainsi les principales facettes d’une œuvre sans équivalent dans la production de son auteur, qui quittait pour une fois les drames cosmiques pour offrir une franche comédie restant l’une des préférées du public, notamment viennois.  Die Meistersinger von Nürnberg sont ainsi à Richard Wagner ce que Falstaff est à Giuseppe Verdi, la seule comédie d’une carrière dramatique et en même temps l’écriture la plus fine qu’ils aient proposée. Comme celle de Verdi, la présence de Wagner au programme du Festival de Salzbourg est toujours restée problématique. Si le Festival a été fondé sur l’idée de proposer des interprétations de référence des œuvres de Mozart et de Richard Strauss, il a longtemps été pensé que celles de Wagner outrepassaient largement les capacités des salles disponibles, au moins jusqu’à la construction du Grosses Festspielhaus à l’initiative de Karajan, qui changea la donne. C’est alors que l’on vit la création du Festival de Pâques et du fameux Ring qu’y donnèrent Karajan et le Philarmonique de Berlin. Au-delà de Karajan, c’est à Toscanini que revint la première apparition à Salzbourg tant d’une œuvre de Richard Wagner, en l’occurrence ces mêmes Meistersinger, que de Verdi, Falstaff justement. Dans les deux cas, le Maestrissimo dut batailler ferme pour imposer ses choix, tous deux documentés au disque dans ce qui reste des interprétations de légende, datant de l’édition 1937 du Festival. 
 Il était donc naturel que le programme de Salzbourg, en cette année de double bicentenaire, revînt au premier opéra de Wagner monté en ces murs, avec les mêmes forces des Wiener Philarmoniker. La surprise est néanmoins plus grande de se souvenir que ces Meistersinger ne sont ainsi apparus, à ce jour, qu’à deux reprises au programme, les premières fois entre 1936 et 1938, dans la production dirigée par Arturo Toscanini et mise en scène par Herbert Graf, puis seulement en cette année 2013, sous la direction de Daniele Gatti et dans la mise en scène de Stefan Herheim. Entre les deux, trois quarts de siècle d’absence. Cette nouvelle production revêtait donc un caractère tout particulier, à ne pas manquer, même si, dans la communication du Festival et dans la presse internationale, elle se faisait assez largement voler la vedette par la production sœur du Don Carlo de Verdi. 
Fête de la Saint-Jean lumineuse qui couronne les amours contrariées de Walter von Stolzing (admirable jeu de mots de Wagner sur le mot stolz, fier, en allemand, pour dépeindre une certaine arrogance de la noblesse d’épée) et d’Eva, fille du plus riche des Maîtres, l’orfèvre Pogner, symbole d’une réussite bourgeoise davantage encore qu’artistique. Il faut évidemment à ce couple qui se forme dès la première scène (« Euch oder keiner » sans équivoque d’Eva à Walter), un empêcheur de s’aimer tranquillement, que Wagner dépeint sous les traits bornés du greffier Beckmesser, caricature du fonctionnaire incapable de comprendre une règle qu’il ne peut qu’appliquer bêtement, sans jamais la questionner. C’est bien le rôle de la règle qui occupe la place centrale de cet opéra jouissif où la transgression, mais la transgression constructive, est mise en avant. Il ne s’agit pas en effet d’abolir purement et simplement toute règle. Au contraire, il s’agit d’exposer la règle en la soumettant régulièrement à la sanction populaire – élan démocratique qui n’est pas sans rappeler le Wagner de la Révolution de 1848, celui qui se trouvait sur les barricades, de la questionner pour vérifier sa légitimité dans une dynamique qui ne peut qu’assurer le développement de l’art par la transmission d’un savoir renouvelé. C’est aussi poser comme principe la légitimité de chacun à proposer ses propres règles. L’invite à Walter est ainsi parfaitement claire, au troisième acte, lorsque Sachs lui dit que le secret réside dans le fait de fixer d’abord la règle soi-même, avant que de l’appliquer. Hans Sachs demeure la figure emblématique de ces Maîtres chanteurs, le plus parfait poète, celui que tous respectent, qui ne se départit jamais d’une profonde simplicité. Contrairement à l’orfèvre Pogner ou à l’officier public Beckmesser, il est cordonnier mais son art lui permet de chausser les uns comme les autres, Eva surtout, dans un soulier digne de son rang. Il n’en demeure pas moins que sa boutique ne saurait rivaliser en éclat avec celle de l’orfèvre notamment et que la simplicité de sa mise va de paire avec celle de ses mœurs, lui qui n’hésite pas à favoriser Eva dans un amour plus fort que le sien. 
Dans sa mise en scène, Stefan Herheim place toute l’action dans la tête de Hans Sachs, qui commence par écrire en bonnet de nuit sur un secrétaire l’histoire de ces maîtres chanteurs. Puis, par un effet de projection vidéo sur un grand rideau blanc, le secrétaire prend des dimensions gigantesques pour se transformer en temple protestant pour la première scène et le premier acte. Dans la même idée, le deuxième acte se déroulera dans les étagères remplies de boîtes à chaussures de l’atelier de Sachs. Le troisième acte revient à la réalité des personnages dans la célébration finale de la Fête de la Saint Jean. Meistersinger rêvés, Meistersinger de rêve, la mise en scène de Stefan Herheim apparaît ainsi comme une totale réussite. Très novatrice dans l’idée première de ces jeux de perspectives et en mettant l’accent sur l’écriture poétique de Sachs, elle demeure très classique dans l’esthétique globale et le choix des costumes. Transposition onirique pleinement réussie. 
A ce jeu, sa direction d’acteur est également réjouissante. Beckmesser et les apprentis sont de vrais facteurs du comique de l’action, le premier surtout, qui ne sait plus comment prendre son tableau noir pour marquer les fautes de Walther dans son premier chant, puis dans tout le second acte jusqu’à la grande bagarre de rue dont le veilleur de nuit fera les frais, ressortant bien étourdi de la foule en délire pour sonner la dernière heure de la nuit. Au niveau des voix, l’on pourrait s’arrêter à mentionner que Michael Volle chantait Hans Sachs. Du rôle il a tout, l’endurance d’abord, qui lui permet de le chanter de bout en bout sans baisse d’intensité, et ce n’est pas rien. C’est surtout beaucoup plus dans les qualités qu’il met à chanter le rôle, comme rarement depuis Paul Schöffler ou Thomas Stewart on l’a entendu, avec une science des mots et des phrases, de l’art suprême dont il est le si bon garant car il en assure la survie, par une constante remise en question, une ouverture sur l’autre et sur l’avenir, qui ne font nullement de cette œuvre un monument conservateur en faveur de tel grand art allemand suranné mais bien l’ambassadeur de l’œuvre d’art de l’avenir. Ce Sachs n’hésite pas à se moquer de lui-même de même que Wagner se moque de lui-même dans la partition, lorsqu’il cite notamment des passages de Tristan und Isolde pour brocarder le grand opéra germanique. N’y eût-il que lui seul sur scène, la soirée eût été un succès magnifique. 
Pour le reste de la distribution, il convient d’être plus mitigé, tant le Walther de Roberto Sacca apparaît plat, assez peu capable d’incarner celui qui conquiert Eva sur la base de son seul chant. Si la règle qu’il pose et applique pour son chant vient bien de lui, il peine à lui donner tout l’éclat qu’elle mérite ; Eva n’était-elle pas déjà conquise dès avant son apprentissage ? L’Eva d’Anna Gabler n’a pas non plus marqué le rôle  Si elle peut le chanter, elle n’effacera pas l’idée que l’on a, en lisant les distribution des années Toscanini, des Eva que furent Lotte Lehmann en 1936, Maria Reining ensuite, préservée au disque, pour ne rien dire des Schwartzkopf, Della Casa ou autres Grümmer et Janowitz qui marquèrent le rôle. Le David de Peter Sonn était excellent, de même que le Beckmesser de Markus Werba, qui, dans leurs face-à-face respectifs avec Sachs tinrent leurs parties sans déroger. En Magdalene, Momika Bohinec complètait le quintette fondamental en lui apportant l’équilibre. Le Pogner de Georg Zeppenfeld avait l’ampleur du rôle et le Kothner d’Oliver Zwarg était correctement attaché à la Tabulatur. Rassemblés pour l’occasion dans les rôles des apprentis, les participants au projet Akademie Meistersinger des Young Singer Project du Festival donnaient à ces rôles l’engagement qu’ont les étudiants à bien faire et nul doute que l’essentiel d’entre eux pourra encore occuper les scènes lyriques ces prochaines années en des rôles plus importants. 
Dans la fosse, les Wiener Philarmoniker ont été ce que l’on attendait qu’ils fussent. Exceptionnels dans une partition qu’ils connaissent parfaitement pour la jouer régulièrement à Vienne (on dit que c’est là l’opéra préféré des Viennois), ils ont laissé avec Toscanini, Knappertsbusch ou Reiner des enregistrements fabuleux de cet opéra. Sous la baguette de Daniele Gatti, ils avaient toutes les nuances de leur art suprêmement maîtrisé et tous les élans d’une Fête de la Saint-Jean régénératrice. Entendue, ce 20 août 2013, au lendemain de la représentation de Don Carlos, c’est là pour nous le sommet de la programmation de cette année, moins spectaculaire que la production de la veille, mais parfaitement ciselée pour porter l’art à travers le temps, des formes anciennes à l’œuvre d’art de l’avenir. 
21 août 2013

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