lundi 17 août 2015

J’AI SOUVENT CRU QU’ILS ETAIENT SIMPLEMENT SORTIS…


Cédons à la tradition du Liederabend salzbourgeois, dont le disque a gardé d’innombrables repères magnifiques, parmi lesquels je puis citer quelques uns de mes préférés : une soirée consacrée à Schubert par Sviatoslav Richter accompagnant Dietrich Fischer-Dieskau, le 29 août 1977, une Winterreise où le même chanteur se faisait accompagner par Maurizio Pollini, le 23 août 1978, un Italienisches Lierdebuch de Wolf par Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, accompagnés d’Eric Werba, le 26 août 1958, une soirée plus récente avec un récital Wolf et Strauss de Christa Ludwig et Erik Werba également, le 7 août 1984, pour n’en citer que quelques uns, mais encore cette soirée Schumann, du 13 août 1977, quand Brigitte Fassbänder et Erik Werba donnaient notamment les Frauenliebe und leben ou les Gedichte der Königin Maria Stuart comme jamais. Cette année, le disque nous rend une nouvelle soirée exceptionnelle de lieder : un programme Schubert, avec notamment le Schwannengesang, par Hermann Prey et Gerald Moore, ce soir du 14 août 1964 ; magique ! Force est souvent de revenir sur terre, hélas. Le plus souvent données au Mozarteum, ces soirées débordent de plus en plus régulièrement vers des écrins moins intimes, la Haus für Mozart (nous y étions l’an passé pour le récital Notturno de Thomas Hampson) ou l’immense Grosses Festspielhaus, dont l’acoustique se prête à qui ne la craint pas.
Ce 27 juillet 2015, Christian Gerhaher et Gerold Huber consacrent leur programme, donné à la Haus für Mozart, à Gustav Mahler, dans trois cycles successifs, le second dans des extraits choisis. Le lied a traversé l’œuvre de Mahler, non seulement sous sa forme accompagnée au piano ou orchestrée (souvent les deux pour les mêmes pièces), mais aussi à travers toutes les premières symphonies, celles que l’on nomme de la période de création qui puise dans le recueil Des Knaben Wunderhorn et dont les pages formeront le centre et le pivot du programme de la soirée.
Commençons néanmoins par le début, les Lieder eines fahrenden Gesellen, ces chants d’un compagnon errant, bien connus. Ces poèmes ont été composés entre le 15 décembre 1884 et le 1er janvier 1885, sur une courte période donc, même s’il est vraisemblable que la période de composition musicale se prolongeât au-delà. Mahler a très tôt songé à orchestrer l’accompagnement de ces lieder conçus comme un cycle, le premier du genre puisque, des lieder avec orchestre qui existaient avant cela, ni ceux de Liszt, ni les Nuits d’été de Berlioz ne forment de cycles en tant que tels. Tant la version pianistique que la version orchestrale ont été publiées en 1887, mais elles diffèrent sur de nombreux points de détail. Les textes adoptés par Mahler proviennent du recueil d’anthologie publié par Arnim et Brentano de ce fameux recueil du Cor enchanté de l’enfant. Il n’en a rien changé, mais a ajouté quelques vers personnels. Quand ma bien-aimée se marie, Mahler ajoute au texte initial quelle se marie gaiement : « Wenn mein Schatz Hochzeit macht, Fröliche Hochzeit macht… ». Le second lied, Ging’ heut’ morgen übers Feld, ce matin, j’ai traversé la prairie, nous offre la mélodie que Mahler développera pour en faire tout le matériau du premier mouvement de sa première symphonie. Ich hab’ ein glühend Messer, j’ai un couteau brûlant, est plus rapide et furieux, avant de revenir aux doux yeux bleus de la bien-aimée, Die zwei blauen Augen.  
Christian Gerhaher entame parfaitement son récital, la voix est chaude, le texte phrasé idéalement et l’accompagnement d’un pianiste qu’il connaît depuis leurs études communes, depuis lesquelles ils ne sont jamais quittés, ajoute à clarté du propos par l’intimité d’un échange consruit sur le ong terme. C’est un atout majeur dans le lied que cette profonde connaissance mutuelle du chanteur et de son accompagnateur, dont la place est essentielle.
Le recueil Des Knaben Wunderhorn enserrera l’entracte, avec si lieder avant, puis quatre après. Cette anthologie de poèmes, découverte par Mahler au tournant des années 1887-1888 est un recueil de textes populaires qui va combler ses aspirations créatrices durant quelques années déjà miraculeuses. Ce recueil de textes se trouvait être, à l’époque, un phénomène culturel de première importance. Politiquement, le traité de Lunéville, en 1802, va être ressenti en Allemagne comme une douloureuse blessure, qui va éveiller une conscience nationale que l’on ira chercher en se replongeant dans le passé d’une époque plus noble. Dès 1803, Ludwig Thiek publiait une anthologie de Minnelieder, puis Clemens Brentanno se prit à interroger les vielles gens de toutes classes pour recueillir les poèmes dont leur mémoire avait pu garder le souvenir. Il y a une tendance romantique qui recouvre le folklore ainsi mis par écrit avec le soin de celui qui fixe la coutume d’un pays. Ce recueil va facilement trouver le chemin de la nostalgie profonde de Mahler pour l’enfance, pour son monde de naïveté et de simplicité. Se tourner vers cette époque médiévale, c’est aussi réfléchir à une période où l’art prend conscience de sproblèmes de style et remet en question son rôle au cœur de la société. La création du XIXème siècle retourne à la nature par le chemin du peuple, Mahler par celui de l’enfance et de ses créations spontanées. Henry-Louis de la Grange a relevé chez Mahler en ce temps-là la beauté de la nature, la naïveté de l’enfance, mais aussi la cruelle destinée des soldats, des exilés ou des victimes du destin. Mahler a écrit vingt-quatre lieder sur ce recueil, y compris ceux qui figurent dans les deuxième, troisième et quatrième symphonies. Ils forment la seule source d’inspiration en la matière pour lui, de 1888 à 1901, à la notable exception de la référence à Nietzsche pour la troisième symphonie.
Christian Gerhaher commence par la question : Wer hat dies Liedlein erdacht ?, avant d’enchaîner sur Ablösung im Sommer, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald, Um schlimme Kinder artig zu machen, Rheinlegendchen, cette jolie petite légende du Rhin et Der Schildwache Nachtlied. Après l’entracte, il poursuivra par Lied des Verfolgten im Turm, ce prisonnier dans la tour, en forme rondo comme toutes les chansons dialoguées, puis Das irdische Leben, avant Zu Strassburg auf der Schanz’ et Wo die schönen Tromepeten blasen, qui forme le dernier lied composé du recueil. Mahéer imagine son héros vivant mais figurant sa mort au champ de bataille, là où sonnent les fières trompettes. Celui dont le site internet porte la mention de Goethe comme une devise : « Am farbigen Abglanz haben wir das Leben » ne pouvait que mettre des couleurs dans sa voix.
Plus sombres devenait-elle pour le dernier cycle, consacré à ces enfants morts, sur des poèmes de Friedrich Rückert. Les Kindertotenlieder sont un immense chant de douleur du poète à la mort de ses enfants. Rückert en a écrit quatre cent vingt-trois, dont cent soixante-six ont été publiés en 1872. Mahler en a retenu cinq, en a composé trois en 1901, puis les deux derniers en juin 1904. Ils sont conçus comme un véritable cycle, qui commence et se termine sur le même ton de ré. Nun will die Sonn’ so hell aufgehen, le Soleil va maintenant se lever à nouveau laisse penser à un retour à la vie après la perte des enfants. Toutefois, l’enchainement avec Nun seh’ ich wohl, warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux commence dans une rare instabilité tonale chez Mahler, sorte de Sehnsucht tristanesque. C’est le père qui découvre la lumière de ce regard se tournant déjà vers la source de toute lumière. Wenn die Mutterlein décrit, lorsque la petite mère rentrait dans la chambre, le regard qui se tourne vers le petit coin, près du seuil, ou paraissait le cher visage de l’enfant disparu. Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen dit tout l’espoir déçu, l’absence de ceux dont on croit trop souvent qu’ils sont simplement sortis jouer dehors, alors qu’ils ne rentreront plus. Sous l’averse violente se termine ce cycle sombre, In diesem Wetter, in diesem Braus, par ce temps, par cette tempête, je n’aurai bien sûr jamais laissé sortir les enfants, mais la crainte est maintenant vaine, qu’ils ne sont plus là. Il faut donner corps sans larmoyer à ces textes que les critiques littéraires de l’époque ne trouvaient pas remarquables, mais auxquels la musique de Mahler donne une profonde mélancolie, de cette délicatesse de celui qui aussi – comme beaucoup en ces temps où la mortalité infantile est élevée, a perdu un enfant.
Pour terminer un programme très apprécié, Christian Gerhaher restait sur Mahler et nous donnait Urlicht, ce poème qui vient au chœur de la deuxième symphonie, avant le grand finale portant résurrection. Cette lumière originelle, c’est celle dans laquelle gît une humanité d’une très grande misère, d’une très grande souffrance, avant que ne vienne la Lumière : « Ach nein ! Ich lass mich nicht abweisen : ich bon von Gott,und will wieder zu Gott ! Der liebe Gott wird mir ein Lichtchen  geben, Wird leuchten mir bis in das ewig selig Leben ! ». Dans une salle de concert, la lumière qui se rallume à la fin du récital n’a pas cette qualité, même si, dans la magie d’une soirée de lieder, l’on peut vouloir se laisser surprendre sur le chemin du retour.
17 août 2015

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