mardi 28 juillet 2015

UNE OFFRANDE MUSICALE


Le Concert des Nations est le nom que l’on donnait à l’entente qui pouvait exister en faveur de la paix dans le monde, avant la création des Nations Unies. Cette paix que, au siècle des Lumières, Kant aurait souhaitée universelle et qui ne l’a jamais été, ressortit comme un message à l’ensemble dirigé par Jordi Savall le 23 juillet 2015 dans la Kollegienkirche de Salzbourg. Le concert, comptant au nombre des ouvertures spirituelles, donnait l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, issue d’une visite que l’illustre compositeur fit à la Cour de Potsdam, auprès du fameux Roi de Prusse Frédéric II, lequel n’était pas vraiment connu en ces temps déjà reculés comme un homme de paix, favorisant par anticipation un certain concert des nations. Au printemps 1747 donc, voilà Jean-Sébastien Bach et son fils aîné Wilhelm Friedmann sur les chemins de Leipzig à Potsdam. C’est le 7 mai 1747 qu’ils donnèrent quelques pièces en concert, en offrande au Roi. En date du 11 mai 1747, les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen relataient l’événement en termes choisis et littéralement le mirent en scène. Nous voici plongés dans les appartements de Sans-Soucis, à la Cour éclairée du Grand Frédéric qui régnait en despote sur ses États rarement en paix. Ce roi de guerre, modèle militaire de générations postérieures et dont tous les grands généraux des siècles suivants invoqueront l’exemple, se trouve aussi l’ami des philosophes, de Voltaire et de Diderot notamment qui visitèrent sa Cour. La musique y tint également une place de choix et l’orchestre que le Roi entretenait à demeure était l’un des plus grands en terme d’effectifs, et des plus importants du monde germanique.
L’édition donc des Berlinische Nachrichten, reproduites dans le programme du soir (p. 5), nous convie dans les salons où le Roi et la Cour se réunissent en cette fin de journée. A l’heure ou d’habitude entraient les musiciens de la Chapelle royale, l’on annonça la présence du célèbre compositeur leipzicois : « Des Abends, gegen die Zeit, da die gewöhnliche Cammer-Music in den Königl. Apartments anzugehen pflegt, ward Sr. Majest. berichtet, dass der Capellmeister Bach in Postdam angelanget sey, und dass er sich jetzo in Dero Vor Cammer aufhalte, allwo er Dero allergnädigste Erlaubniss erwarte, der Music hören zu dürfen ». Invités à entrer, Bach rejoignit « das sogenante Forte und Piano ». Sans préparation préalable, le Roi intima alors au musicien de développer, sur un thème qu’il lui présentait personnellement, une fugue. Bach s’en tira à l’admiration de tous et trouva le thème royal si beau qu’il coucha immédiatement sur le papier la fugue improvisée. Le lundi suivant, ce célèbre musicien allait improviser à l’orgue dans la Heilige Geist-Kirche de Postdam, puis revint le soir à la Cour pour jouer une fugue à six voix en compagnie de Sa Majesté.
La visite est bien connue par les innombrables compte-rendus qu’elle généra et par cette composition à laquelle elle donna corps, l’une des dernières du Thomas-Kantor de Leipzig, passée à la postérité sous ce nom de Musikalisches Opfer, d’offrande musicale. De quelques canons faciles jusqu’à la fugue à six voix la plus complexe, que Bach nomme ici pour la première fois de son oeuvre Ricercare, c’est toute l’étendue de son talent que révèlent ces pièces et de sa maîtrise du contrepoint. Entrons donc dans le programme royal : Regis Iussu Cantio Et Reliquia Canonica Arte Resoluta Thematis Regii Elaborationes Canonicae, pour reprendre le titre complet de ces pièces qui forment l’Offrande musicale BWV 1079. Le Thema Regium est préalablement exposé, puis déjà repris et développé au cembalo dans un Ricercar a 3, par Pierre Hantaï, qui va tout au long de la soirée, tenir – et de quelle manière - l’instrument de Bach. Son frère Marc Hantaï tenait la partie de flûte, Manfredo Kraemer et David Plantier les parties de violons, Balazs Maté celle de violoncelle, Xavier Puertas de violone, qui tient lieu de contrebasse, enfin et surtout, dirigeant peu mais jouant surtout de la viole de gambe ou de basse, Jordi Savall. La présentation, un brin austère est d’un rare niveau musical confiée à de tels musiciens. L’ouverture artistique vers tous les mondes de Jordi Savall, les superbes réalisations et découvertes qu’il mène depuis quarante ans avec ses ensembles successifs, Hesperion XXI (fondé en 1974), La Capella Reial de Catalunya (1987), puis ce Concert des Nations depuis 1989, fondée l’année de la chute du mur de Berlin, à un moment où, sans doute plus que jamais alors que s’effondrait l’empire soviétique, le concert des Nations, dans un monde appelé à n’être plus seulement bipolaire, s’imposait comme un nécessaire besoin hélas vite politiquement déçu.
Si la musique de Bach sert toujours avantageusement à régénérer les âmes et à ouvrir les esprits, il y avait, dans la très grande qualité de cette soirée, néanmoins un triple contresens. Le premier de présenter dans une église, la Kollegienkirche, une œuvre réellement séculaire et destinée aux salons, non à l’autel. Il y eut tant d’offrandes à Dieu dans l’œuvre de Bach que, celle-ci, pour une fois à un monarque temporel – et certainement pas le plus dévot de son temps, se trouvait mal placée à la croisée des travées, sur un podium élevé comme un jubé. Deuxièmement, de présenter en ouverture spirituelle, c’est-à-dire dans une partie de programme où se donnent messes et oratorios essentiellement, consacré cette année au rapprochement entre Christentum und Hinduism, une œuvre qui ouvre certes l’esprit, mais sur le siècle des Lumières, dans une approche qui n’est certainement pas religieuse, sinon franchement anticléricale. Troisièmement enfin, l’appellation Concert des Nations était assez peu appropriée, pour ne pas dire franchement anachronique, à s’accoler aux salons de Frédéric II de Prusse, monarque qui négociait davantage les armes à la mains (lorsqu’elles étaient victorieuses, et elles le furent souvent) que dans une approche multilatérale qui ne s’imposera vraiment qu’après le Congrès de Vienne de 1814. C’était  en effet, après les guerres napoléoniennes seulement que l’Europe chercha à établir non pas un système fondé sur la puissance démontrée à l’issue d’un conflit (élément typique de l’époque frédéricienne) mais davantage sur la volonté commune de prévenir par le dialogue la survenance de guerres toujours plus dévastatrices. Présentation anachronique et déplacée donc, mais à ce niveau, tout ce qui n’est pas musical peut être résolument laissé de côté.
28 juillet 2015.

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