dimanche 28 juin 2015

ETUDE DE L’HARMONIE


Il est souvent surprenant, lorsque l’on fréquente de manière assidue les salles de concerts et les programmes classiques, de voir à quel point des compositeurs essentiels demeurent non seulement peu joués, mais pour l’essentiel inconnu des spectateurs. Il suffit en effet, à Genève en l’espèce, mais plus généralement ailleurs, le plus souvent, aussi, de programmer un compositeur vivant pour susciter la méfiance sinon la désertion d’une partie du public. Pourtant, avec les moyens dont chacun peut disposer aujourd’hui, rien ne serait plus aisé que de prendre quelques minutes pour se renseigner sur l’œuvre que l’on vient entendre, l’écouter à l’avance si on ne la connaît pas encore pour s’en faire une première idée, et briser les barrières de l’ignorance. L’on peut aussi se laisser guider par les plaisirs de la découverte en venant dans la salle de concert l’oreille sauve mais ouverte.
John Adams était au programme de la seconde partie du septième concert de la série d’abonnement Symphonie de l’OSR, le 29 avril 2015, dans ses Harmonielehere. Le  compositeur américain, né en 1947, ne devrait plus être un inconnu, du fait d’une carrière déjà prestigieuse, qui compte notamment des opéras qui ont attiré l’attention mondiale, Nixon in China et The Death of Klinghofer, pour ne citer que deux œuvres parmi de très nombreuses autres dans tous les genres. Celle donnée ce soir date de la première période du compositeur (1984-1985) et a permis d’asseoir la réputation de John Adams en tant que compositeur très accessible au grand public. Pourtant, l’on remarquait clairement que la salle s’était vidée à l’entracte, après Siegfried-Idyll de Richard Wagner et le Concerto pour violon de Sibelius, donné par Leonidas Kavakos.
Dans cette œuvre luxuriante, l’OSR se révèle en grande forme et rappelle l’importance de la musique contemporaine et de la création dans son histoire bientôt centenaire, comme le regret de ne pas voir davantage ce genre de programmation proposée. John Adams s’y montre dans une nouvelle phase d’inspiration, les trois mouvements de l’œuvre, Premier mouvement, The Anfortas Wound et Meister Eckhardt and Quackie, représentent ses sentiments au cours de la composition, qu’il présente comme la libération, le malaise spirituel et la grâce. Le titre reprend celui du traité qu’Arnold Schoenberg publiait en 1911 amis Adams qualifie la musique dodécaphonique ou sérielle et en particulier celle de Schoenberg, de laide. L’œuvre d’Adams n’est pas une parodie ni même une critique de l’écriture de Schoenberg, mais davantage une référence à la première période du compositeur allemand, celle d’avant la musique dodécaphonique, qui se réclame aussi des compositeurs romantiques tardifs. Elle représente ainsi cet équilibre que le compositeur présente comme extrêmement délicat, entre passé et futur, qui explique selon lui que sa musique trouve régulièrement l’accueil du public.
Le premier mouvement sans titre particulier est très minimaliste, en forme d’arche, il commence et finit par la répétition d’accords en mode mineur, qui fait fonction de leitmotiv constant. Au milieu coule une Sehnsucht toute germanique, longue cantilène au violoncelle, qui ancre la création du compositeur américain dans une référence à cette forme d’émotion qui donna au romantisme allemand son caractère particulier. Si la blessure d’Amfortas vient ensuite symboliser le malaise spirituel du compositeur, c’est davantage les ombres de Mahler et de Sibelius que l’on repère dans l’écriture, qui forme un paysage musical central. C’est l’Amfortas du psychiatre suisse Carl Gustav Jung et non celui du Parsifal de Wagner, qui guide John Adams. Dans le contexte des analyses du fondateur de la psychiatrie analytique, la blessure inguérissable du roi malheureux représente la maladie de l’âme humaine dans tout ce qu’elle a d’impuissant et de dépressif, cette psychologie des profondeurs qui sonde l’inconscient, qu’Adams traduit par un solo élégiaque de la trompette qui flotte sur une texture délicate d’harmonies en constante évolution dans son parcours d’un bloc orchestral à l’autre. La tension musicale ne se résoudra pas et Adams ne propose pas de refermer la blessure ni de résoudre le malaise spirituel. Dans le troisième mouvement, les éléments minimalistes reprennent le dessus. Meister Eckhardt and Quackie part d’un rêve du compositeur, qui voyait sa fille, surnommée Quackie, voyageant dans l’espace juchée sur les épaules du grand mystique médiéval. L’on reste ici proche de Jung non seulement dans l’analyse du rêve mais surtout dans ce mélange d’éléments personnels et de mythes ou symboles universels qui fonde le psychisme d’un individu selon Jung. Ce troisième mouvement est une berceuse, dans un premier temps d’une grande tendresse, qui s’accélère et s’étoffe pour déboucher sur de magnifiques vagues harmoniques dans les cuivres et les percussions. Eckhart traite le même problème que Dante. Il s’adresse au vulgaire pour articuler théologiquement et philosophiquement les deux fins de l’homme, la félicité obtenue ici-bas et la béatitude promise aux justes dans la patrie céleste. Si l’originalité de Maître Eckhart (1260-1328) est de lancer la possibilité d’une vie bienheureuse acquise déjà sur cette terre, celle de John Adams est d’y trouver les profondeurs de la grâce qui, sur une pédale de mi mineure, va refermer résoudre le malaise spirituel sans forcément refermer la blessure d’Amfortas.
L’OSR, magnifiquement dirigé par le Néerlandais Markus Stenz sonnait idéalement dans ces pages américaines tournées vers les harmonies de soi et appelle une programmation plus régulière de ce répertoire.
Le Concerto pour violon de Sibelius, que Leonidas Kavakos tourne sur toutes les scènes du monde en cette année qui fête le 150ème anniversaire de la naissance du compositeur, servait d’excellente introduction aux études d’harmonie de John Adams, surtout que l’archet de Kavakos reste superlatif, quelque soit l’orchestre et le chef qui l’accompagnent. Certes, cet accompagnement n’a pas la luxuriance de celui entendu à Berlin sous la baguette de Sir Simon Rattle quelques mois plus tôt, dans ce cycle de Sibelius qui fera sans doute date, mais Markus Stenz tire l’OSR dans de belles sonorités et trouve surtout dans le mouvement central, des profondeurs de sons remarquables, qui renouvelle les échanges entre le soliste et l’orchestre, qui, dans une excellente écoute mutuelle, balaye tout impression de déjà vu.
La Siegfried-Idyll qui ouvrait le programme manquait sans doute un peu de ce caractère élégiaque qui devait réveiller en douceur Cosima en ce jour de Noël 1870 et qui rappelle que Wagner ne fut jamais totalement satisfait de la version symphonique de sa partition, aux cordes redoublées, qui dénature sans doute la caractère très personnel qu’il donnait à ces pages écrites pour seulement treize instruments. La beauté de l’instant passe sans s’attarder, là où peut-être une ouverture de Parsifal eût mieux – mais plus difficilement – servi les études d’harmonies de la soirée.
2 juin 2015

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